Mercredi 2 mars 2011, après avoir quitté son domicile d’Islamabad, Shahbaz Bhatti, ministre des Minorités religieuses, seul membre chrétien du gouvernement pakistanais, était assassiné par les talibans du Pendjab. Après la mort du gouverneur du Pendjab Taseer quelques semaines plus tôt, il s’agissait du second attentat visant une personnalité engagée contre la loi punissant de mort le blasphème dans la République islamique du Pakistan.
Il n’est toutefois pas qu’au Pakistan que la loi défend Dieu et ses adeptes de toute atteinte aux dogmes religieux ; la législation de plusieurs démocraties libérales la prévoit aussi, montrant la persistance de l’imprégnation d’interdits religieux au cœur de nos système juridiques. Plus encore, dans des pays vivant sous le joug de la loi religieuse, mais également dans nos démocraties libérales, le « religieusement correct » revient en force aujourd’hui et contribue à brider la liberté d’expression.
L’épisode douloureux de la crise des caricatures danoises, en 2005-2006, a montré à la fois la force politique virulente des images et l’impact que leur poids symbolique pouvait avoir en matière de dialogue comme d’incompréhension entre les cultures, tout autant que de conséquences sur les relations internationales. Elle a ainsi ramené sur le devant de la scène la question du blasphème et réveillé les interrogations sur la licéité de discours et d’images manifestant de l’irrespect à l’égard des religions, fût-ce sur le mode satirique et non sur celui du sacrilège, sacrilège que Voltaire, pourtant ardent pourfendeur de la punition du blasphème, dénonçait sans ambages. Bien que Voltaire n’ait jamais écrit la phrase célèbre « Je hais vos idées mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez les exprimer », il ne fait aucun doute que pour le chantre de la tolérance et le défenseur du chevalier de La Barre, l’interdiction du blasphème enfreignait la liberté d’expression.
La censure n’est pas seulement l’apanage du pouvoir, mais également de groupes de pression qui mettent tout en œuvre, jusqu’au détournement de l’esprit de la loi, pour faire triompher leur conception totalitaire d’une liberté d’expression bridée par le respect qui serait dû aux expressions de la foi religieuse. Entre 1984 et 2009, pas moins de vingt procès ont ainsi été intentés devant des tribunaux français pour injure ou diffamation envers une religion. Et ce quand il ne s’agit pas d’une assimilation pour le moins perverse entre l’hostilité à l’égard de certaines idées, religieuses en l’occurrence, et la xénophobie : c’est en tout cas ainsi qu’il faut lire de nombreuses interprétations de l’épisode des caricatures qui, sont dénier le droit à la liberté d’expression, y voient une forme ultime de mépris à l’égard de l’Autre religieux, et en font ainsi un produit détourné de ce que l’air du temps désigne de plus en plus souvent sous le vocable d’islamophobie.
L'Organisation de la Conférence islamique et la Ligue arabe avaient ainsi fait part, au lendemain de l’affaire des caricatures, de leur volonté de saisir l'Organisation des Nations Unies pour obtenir une résolution contraignante, interdisant le mépris des religions et prévoyant des sanctions contre les pays ou les institutions qui enfreindraient cette résolution. Le célèbre dessinateur français Plantu, avait déclaré dans ce contexte : « Il y a de plus en plus une chape de plomb qui tombe sur les dessinateurs de presse et sur les humoristes, quand on parle de religion. On ne se rend pas compte à quel point, hormis l'Eglise catholique sur laquelle on peut taper et qui fait preuve, quoi qu'on en dise, de mansuétude, il est devenu impossible de critiquer les religieux. ».
C’est le même Plantu, preuve de ce que le religieusement correct s’impose définitivement quand il parvient à prendre la création en otage, qui trois ans plus tard devra concéder s’intéresser désormais en priorité au débat social et économique. A la question “Avez-vous peur de caricaturer les religieux tels que les prophètes ?” Plantu a répondu : “Je ne veux pas humilier les croyants ! A Paris, je ne risque rien ! Vous non plus ! Ce qui m’importe c’est dessiner les “terrestres”, les religieux et ce qui se passe au dessus des nuages ce n’est pas la priorité !”. La violence, physique ou symbolique, a ainsi gagné ce que la liberté d’expression et la création ont perdu… A contre-courant de ce que l’après mai-1968 avait osé moquer, parfois jusqu’à l’excès, le politiquement correct — tout autant que le religieusement correct — revient ainsi en force aujourd’hui et contribue à singulièrement brider la liberté d’expression.
Nos sociétés sont structurées par des interdits qui sont souvent marqués par l’empreinte du religieux. Notre culture est riche de figures diverses et variées du blasphème, qui n’empruntent au terme que ce qu’il implique de domination : domination imposée par le rigorisme religieux, et qui s’est traduite en droit en sécularisant une catégorie religieuse. Il n’est qu’au regard de la religion, et de ce qu’elle vénère, que l’on blasphème ; si l’on se place d’un autre point de vue, il ne s’agira que de provocation, au pire de mauvais goût ou d’outrage aux bonnes mœurs. Pour évoquer tout outrage envers la divinité et, par extension, toute forme d’irrévérence envers ce qui fait l’objet d’une vénération religieuse, nous ne disposons en effet que de termes connotés : « blasphème » ou « sacrilège » ont été empruntés au vocabulaire religieux et sécularisés, à défaut de termes séculiers qui rendraient compte de ce que les religions jugent comme blasphématoire ou sacrilège. La provocation est alors quelquefois le passage obligé pour dénoncer avec force la violence totalitaire d’un dogme qui voudrait s’imposer à tous. C’est ainsi qu’il faut lire, sans doute, les figures du blasphème qui ont traversé notre culture, de Molière, Voltaire et Sade à Warhol, en passant par Jean Richepin – l’auteur des Blasphèmes – et, plus près de nous Carl Einstein, Nikos Kazantzakis, Roberto Rossellini, Salman Rushdie ou Günther Grass.
Questionner le blasphème, c’est considérer qu’aucun objet du savoir ne peut être considéré comme suffisamment sacré pour se dérober à une investigation critique, et refuser de brider la liberté d’expression : l’investigation scientifique défend l’idée que les opinions doivent s’exprimer librement, pour autant que cette libre expression réponde aux conditions d’un débat équilibré, qu’elle ne soit pas la négation de la liberté et qu’enfin elle respecte les individus. Professer ceci, c’est professer le respect et la tolérance à l’égard des individus, quand bien même manifestent-ils une religion ou une croyance peu respectable. En revanche, pour autant que l’on vise les idées religieuses et non les individus, l’irrévérence anti-religieuse entre dans le champ de la liberté d’expression, parce que les religions ne méritent pas de respect plus marqué que toute idée ou conviction, et que rien n’est sacré sinon la personne humaine. C’est la perspective du présent dossier.
Car les idées, fussent-elles sacralisées par certains, voire même figées en dogmes, ne sont après tout que des idées, et que rien ne peut nous empêcher ni d’en chanter les louanges, ni de les mépriser ou de les tourner en ridicule. On ne diffame que les personnes, pas ce qu’elles pensent ou révèrent. Henri Pena-Ruiz l’a bien résumé : « La libre critique peut aller jusqu’à la satire ou à la dérision, lesquelles ne visent pas les personnes comme telles, mais des croyances et des idéologies qu’aucun principe d’autorité ne doit soustraire au jugement ». Certes, voilà une chose qu’il est difficile de revendiquer aujourd’hui, alors même que ceux que l’on accuse de blasphème sont non seulement l’objet de poursuites judiciaires, mais quelquefois menacés de violences ou de mort. C’est alors un devoir de rappeler au nécessaire et impérieux devoir qu’est la liberté d’expression.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Nos sociétés sont structurées par des interdits qui sont souvent marqués par l’empreinte du religieux. La caricature, la provocation, voire l’image tout court, sont des formes de contestation de l’autorité qui proclame ces interdits — qu'il s'agisse du dogme religieux ou des institutions religieuses. « Blasphème » est dès lors le mot magique pour désigner l’offense contre ce qui est considéré comme sacré par la religion, loin de son acception littérale et originelle. En réalité, souvent, il s’agit d’autre chose. Les Monthy Python, très intelligemment, avaient ainsi défendu que La Vie de Brian, leur chef-d’oeuvre célèbre pour sa scène finale de crucifixion, interdit durant huit ans en Irlande et demeuré banni durant onze ans en Italie, était hérétique plus que blasphématoire, parce qu’il se moquait des pratiques religieuses plus que de l’idée de Dieu. Ils rejoignaient là ce que Jean-Claude Carrière, son scénariste, avait dit de la même façon de la Voie lactée de Buñuel.
Remontons aux origines. Le Lévitique (XXIV, 11-23) énonce la gravité de l’acte blasphématoire, et sa nature : « Le fils de l'Israélite blasphéma le Nom et le maudit (…).Yahvé parla à Moïse et dit : ‘Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction. Tous ceux qui l'ont entendu poseront leurs mains sur sa tête et toute la communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites (…) : Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu'il soit étranger ou citoyen, il mourra s'il blasphème le Nom’. (…) Moïse ayant ainsi parlé aux Israélites, ils firent sortir du camp celui qui avait prononcé la malédiction et ils le lapidèrent ». « Prononcé » et « maudit » sont ici les éléments essentiels de la rhétorique biblique en matière de blasphème : ils balisent le lien inextricable entre l’énonciation, la malédiction et la sanction de cette « malé-diction ».
Dans la traduction de la Bible hébraïque proposée par Segond, Exode XX, 7 se lit ainsi : « Tu ne prendras [invoqueras] point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain ; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain ». Ce qui devient le deuxième commandement, dans le catéchisme de l'Eglise catholique, énoncé de la façon suivante : « Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment ».
Le blasphème est donc bien, dès l’origine, dans la religion du verbe qu‘est le judéo-christianisme, une parole, une parole énoncée avant d’être une parole réprimée. Cette parole énoncée est un acte langagier. Mais proférer des paroles interdites est un acte d’une gravité extrême : le nom — ineffable, dira-t-on plus tard — de Dieu ne se prononce pas, formule le Décalogue ; le blasphème, au sens premier, est donc un acte fondamentalement hérétique, puisqu’il est l’inverse parfait de la Sanctification du Nom.
D’emblée apparaît ainsi une tension entre le caractère courant et banal de cet acte langagier et la rhétorique du discours religieux, qui en fait un délit, un « crime de lèse-majesté divine », et le criminalise. L’observateur de l’histoire des pratiques sociales dans nos sociétés européennes, ne doit pourtant pas se laisser abuser par la rigueur de cette rhétorique : l’acte langagier demeure ce qu’il est, par lui-même, intentionnel ou non intentionnel, injuriant volontairement ou involontairement la religion, et ne constituant pour autant pas un blasphème, qui n’existe que par son assimilation à un péché et sa punition — puisqu’il n’est de blasphème que par la répression de la « parole impie ». Et en vérité, il y eut des variations en la matière : le blasphème ne fut pas toujours considéré comme un délit spirituel, parfois seulement comme une infraction langagière.
C’est dire qu’il s’agit là d’une question complexe, entre le prescrit de la loi religieuse et les usages sociaux de la parole impie. Elle ouvre plusieurs champs de recherche, de l’anthropologie à l’histoire de la justice criminelle, de la sociolinguistique à l’étude des religions populaires et des mentalités. Mais elle est aussi une plongée au plus intime de la religion et de ses dogmes fondamentaux, puisque le blasphème est à l’origine même du christianisme, dans la parole supposée blasphématoire du Christ en personne, qui le conduira à la Croix. Elle est enfin un bon indicateur de la place de la religion dans l’espace public et dans la culture : un baromètre en creux du degré de religiosité, de l’intensité du sentiment religieux, de la nature du sacré et des cadres de la permissivité religieuse.
Pour autant, la chose n’est pas simple : parce que le blasphème « désigne des outrances verbales d'inégale portée » et qu'il n’est pas une catégorie figée : celle-ci fut et demeure plastique, tributaire des changements de perception que les sociétés en eurent. De plus, on ne peut se laisser abuser par un terme qui n’est que le reflet de ce que l'Institution religieuse a dessiné comme frontière entre le licite et l’illicite. Il faut donc rendre compte de cette dynamique, sans être l’otage du sens premier donné au terme, et s’interroger sur les usages de ce sens, qui sont divers : le blasphème, au sens théologique littéral, n’est pas l’injure, l’exécration ou l’imprécation ; et ses contours sont fragiles dès lors que l’on veut définir ce qui n’est qu’un aspect d’un ensemble plus vaste, le sacrilège.
Cette notion fluctuante, quant à son acception, est liée aux dogmes que le blasphème protège. Comme l’écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, à l’entrée « Blasphème » : « … ce qui fut blasphème dans un pays fut souvent piété dans un autre (…) Il est triste parmi nous que ce qui est blasphème à Rome, à Notre Dame de Lorette, dans l’enceinte des chanoines de San Gennaro, soit piété dans Londres, dans Amsterdam, dans Stockholm, dans Berlin, dans Copenhague, dans Berne, dans Bâle, dans Hambourg ».
Le Blasphemy Act de 1698, dans l’Angleterre de la Royal Society, de Hobbes, Locke et Toland, assimila le blasphème à l’incroyance en visant ceux qui proclamaient la fausseté de la religion chrétienne ou mettaient en question l’inspiration divine de la Bible. Mais l’athée ne blasphème pas, puisqu’il ne reconnaît pas Dieu : il provoque le croyant. Le blasphème n’est donc pas un indicateur fiable du développement de l’athéisme à l’époque moderne, seuls les croyants blasphémant formellement — Pierre Bayle, qui jouera un rôle déterminant dans l’évolution de la notion, le rappelait au XVIIe siècle déjà quand il écrivait que le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée. Et Marguerite Yourcenar fera dire au Prieur, dans L’Oeuvre au Noir : « Pendant combien de nuits ai-je repoussé l’idée que Dieu n’est au-dessus de nous qu’un tyran ou qu’un monarque incapable, et que l’athée qui le nie est le seul homme qui ne blasphème pas ».
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
S’interroger les définitions évolutives du blasphème parmi nos sociétés contemporaines, dans leur rapport aux religions, à la liberté d’expression et à leur droit pénal, c’est nécessairement s’interroger sur leur héritage historique.
Corinne Leveleux entame son excellente étude consacrée à la parole interdite dans la France médiévale (« Du péché au crime »), par un changement capital qui opère vers 1200, alors que le roi de France commence à légiférer sur le blasphème, et que le phénomène blasphématoire entre dans le champ du juridique et donc du politique, en s’émancipant progressivement du religieux.
La justice civile va progressivement s’arroger la répression du délit de blasphème au détriment des tribunaux ecclésiastiques, avec des variations grandissantes dans les peines, le pouvoir temporel se montrant souvent plus inflexible que le pouvoir spirituel et la législation civile plus sévère que la norme canonique. Cela se justifie aussi par le fait que le blasphème est autant perçu comme un acte anti-civique qu’antireligieux, une offense certes faite à Dieu mais en même temps aussi un crime contre l’Etat, ce qui sera caractéristique de la période qui s’ouvre avec la Renaissance.
Plus s’exerce le contrôle social, plus certains comportements sont criminalisés. Perçu comme une provocation et une diffamation, le blasphème a donc des conséquences théologiques ou canoniques, mais aussi judiciaires et sociales : l'incitation à la haine religieuse peut-être considérée, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs, comme un trouble de l'ordre public dans certains Etats.
Parce que la parole blasphématoire est une contestation de l’autorité, une provocation, une forme de subversion, et en ce sens un danger social, elle fut perçue, en particulier à l’époque moderne, comme bouleversant l’ordre établi, comme visant Dieu et le souverain — un souverain investi du pouvoir divin sur terre, garant de l’unité confessionnelle du Royaume, du salut de ses sujets et du respect de la divinité.
Jean Delumeau a cru pouvoir qualifier de « civilisation du blasphème » l'Occident chrétien des XVIe et XVIIe siècles, qui cultive une véritable psychose obsessionnelle en la matière. Casuistes et confesseurs, écrit-il, y jugent unanimement que les deux grands péchés le plus fréquemment commis par leurs contemporains sont la luxure et le blasphème. Progressivement, la culture religieuse post-tridentaire s’est purgée de ce qui dans les traditions populaires, mais aussi dans la culture lettrée colportait de traits de familiarité, de grossièreté, voire d’offense à l’égard de Dieu : moralisation de la société et christianisation de la société iront de pair, et seront marquées par une profusion de textes législatifs qui illustrent en miroir l’inefficacité de la répression.
Si la Réforme a des répercussions fondamentales sur le traitement du blasphème, qui s’apparente de plus en plus à un péché d’hérésie, catholiques et protestants affichent quelquefois des convergences en la matière, comme le montre Alain Cabantous dans son ouvrage magistral sur la question. Ils poursuivent avec non moins de vigueur un péché partagé en leurs terres — Michel Servet fut d’ailleurs deux fois condamné pour blasphème et hérésie, par les catholiques et par les protestants. Tous s’accordent ainsi souvent, au XVIIe siècle encore, pour considérer l’Autre religieux comme fondamentalement blasphémateur, puisque porteur d’une parole qui ne peut qu’aller à l’encontre de la Vérité. C’est ainsi au nom de la répression du blasphème que la Sainte Inquisition romaine fit opérer le brûlement du Talmud en 1553.
Nombre d’auteurs ont montré la différence qui a existé, en réalité de tous temps, entre la volonté du législateur en la matière et l’application de la norme par la machine judiciaire. La fin de l’époque moderne, dans le monde catholique surtout, montre ainsi que l’on réprime peu, que l’on fait davantage preuve de tolérance désormais et que l’on dépénalise progressivement le délit de blasphème. Curieusement, contre toute attente peut-être, la répression est plus forte en pays protestant : ainsi, la Suède réprime sévèrement jusque tard dans l’époque moderne, et appliquera la peine de mort en la matière, bien plus longtemps que d’autres pays d’Europe.
Les jurisconsultes, comme les praticiens du droit, surtout au XVIIIe siècle, ont fait évoluer la définition du blasphème, jusqu’à ce que cette incrimination soit évacuée du code pénal français en 1791 — la loi restauratrice et réactionnaire sur le sacrilège de 1825 ne fut jamais appliquée et abolie cinq ans plus tard — et soit de moins en moins mise en oeuvre dans d’autres pays. Tout au long des siècles, la qualification du crime a ainsi évolué, pour glisser progressivement vers un scandale troublant l’ordre public. Et c’est bien là que réside la vertu réparatrice d’une répression qui s’est voulue exemplaire : faire respecter, vaille que vaille, un ordre social troublé par l’offense faite à Dieu, à la Vierge ou aux Saints.
C’est de plus en plus dans la rhétorique intransigeante d’une Eglise menacée par les libertés modernes que la répression morale du blasphème s’est incarnée, au cœur des représentations les plus fortes des figures du Mal. La parole irrévérencieuse fera ainsi plus que jamais parler le Diable dans l'imaginaire catholique, une parole infernale au service de la Contre-Eglise animée par Satan. L’Eglise, on le sait, a depuis le XIIe siècle construit une sotériologie où la figure répulsive du Diable a occupé une place de plus en plus importante et construit son imagerie du Diable telle qu’elle dominera à partir de la fin du XIVe siècle, un diable qui devient, plus qu’un antagoniste de Dieu, le rival par excellence de celui-ci.
La figure de Satan culmina au XVIIe siècle, avant de refluer avec la fin des guerres de religion, suivant ainsi le cours de la répression du blasphème et ses fluctuations. Elle revient à la fin du XIXe siècle — au moment où la culture catholique regorge à nouveau de surnaturel et où la Révolution française, considérée comme une profanation par le catholicisme intransigeant, est assimilée comme telle au blasphème. Tout comme elle mobilise contre ce qu’elle considère comme une Contre-Eglise, l’Eglise entend réfuter ce qui lui paraît détourné dans son propre lexique : ses adversaires auraient pris à l’Eglise les mots de liberté, de vérité, de vertu… pour les détourner de leur sens — le mensonge, c’est l’inversion du sens de la Vérité, et le blasphème c’est l’exact inverse de la parole sacrée.
Parole interdite, parole transgressive, la parole blasphématoire est une violence symbolique. D’aucuns ont parlé du blasphème comme d’une acclimatation du sacré dans le profane ; peut-être est-ce avant tout une intrusion du profane dans le sacré, une familiarité ou une intimité impossible avec le divin. Alain Cabantous a montré qu’il s’agit, dans le contexte de la première modernité — et la Contre-Réforme l’incarnera le mieux —, d’une immixtion considérée comme intolérable du profane dans le sacré. Elle balise la séparation entre les deux mondes, qui ne peut plus être transgressée — alors qu’avant qu’elle ne fût figée par la Contre-Réforme, la familiarité entre sacré et profane était à vrai dire davantage tolérée.
Parole subversive, la parole blasphématoire demeure une parole, et l’anthropologie de la parole impie est révélatrice à cet égard : pour se laver de ce péché, pour réparer la transgression et rétablir la démarcation entre le profane et le sacré, le blasphémateur est invité à faire pénitence en se mortifiant : il se frappera ainsi la bouche contre le sol ou fera un signe de croix sur la terre avec la langue, de façon à purifier ses lèvres impies. De même, il s’imposera le jeûne comme contrition, la bouche d’où ont été proférées les paroles sacrilèges étant ainsi mise à l’amende.
Louis IX, qui en 1263 abolit dans le royaume de France la peine de mort pour blasphème, la remplaça par des mutilations pour les récidivistes : percement des lèvres, percement voire tranchage de la langue... En 1727 encore, cinq siècles plus tard, une ordonnance royale punira de la même peine les soldats blasphémateurs, les marquant ainsi dans leur chair. Et rappelons-nous que le bourreau coupa la langue du chevalier de la Barre avant de le décapiter et le brûler avec le texte du Dictionnaire philosophique de Voltaire, la lecture pernicieuse de l’impie jeune chevalier qui eut le triste privilège d'être le dernier condamné à mort pour blasphème en France.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Orientation bibliographique :
A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, fin XVIe-milieu XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998
O. Christin, Une révolution symbolique : l'iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991
Injures et blasphèmes, Revue Mentalités, n°2, présenté par Jean Delumeau, Paris, Imago, 1989
C. Leveleux, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, XIIIe-XVIe siècles ; du péché au crime, Paris, De Boccard, 2001
V. Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris, Champion, 2004
Les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ont aboli la notion de blasphème en tant que blasphème, ce dernier ne pouvant être sanctionné que lorsqu'il y a abus ou trouble à l'ordre public : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » (article X) ; « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi » (article XI). La Révolution française représente une rupture en la matière, voire une inversion : la Terreur désinstitutionnalise la religion dans l’espace public — ce qui est déjà très sacrilège — et le droit se débarrasse progressivement de l’inscription du péché de blasphème dans ses textes.
Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le droit a définitivement mis au rencart la répression de ce qui paraît blasphématoire aux yeux de certains. Certes, en 1952, la Cour suprême américaine, dans le fameux arrêt « Baurstyn contre Wilson » a déclarée anticonstitutionnelle — le 1er amendement à la Constitution garantissant la liberté d'expression — l'interdiction du court-métrage « Le Miracle » de Roberto Rossellini, un film jugé blasphématoire. Tandis que la société américaine, dès lors privée de recours judiciaire pour faire valoir sa frilosité morale, a plutôt usé de l’auto-censure, ailleurs, en revanche, le délit de blasphème a continué de nourrir la censure légale, plusieurs décennies durant.
En Allemagne, l'article 166 du Code pénal, punit en effet le blasphème jusqu'à trois ans d'emprisonnement, s'il y a trouble de la paix civile ; il est incorporé aussi dans le droit de l'Alsace-Moselle, qui n’est pas soumise à la loi de séparation française de 1905. C'est le cas aussi en Autriche (articles 188, 189 du Code pénal), au Danemark (sections 140 et 266b du Code criminel), en Finlande (section 10, chapitre 17 du Code pénal), en Irlande (article 40 de la Constitution) ou en Espagne (article 525 du Code pénal) — qui sous le franquisme incarcéra notamment le dramaturge Arrabal pour crime de blasphème.
C’est le cas aussi en Italie, ou en vertu d’un code pénal datant du fascisme, les délits d’outrage à la religion ont été atténués non par une révision du Code mais par des arrêts de la Cour de Cassation (la loi italienne de 2006 a réformé le code pénal fasciste, sans supprimer l’incrimination de blasphème, mais en en modifiant le régime des sanctions). C’est le cas en Norvège (loi de 1930), aux Pays-Bas (article 147 du Code pénal, utilisé sans succès pour la dernière fois en 1968), en Pologne, en Suisse (article 261 du Code pénal) ou au Royaume-Uni — où la loi ne s'applique toutefois qu'à l'Église anglicane, de sorte que la plainte déposée contre les Versets sataniques de Salman Rushdie au motif qu’ils blasphèmeraient l’islam y a été rejetée.
Dans la plupart de ces derniers pays, les dites dispositions légales n'ont en réalité jamais ou peu été utilisées ; souvent, aucune jurisprudence n'est même citée. En Grèce toutefois, l’article 198 du Code pénal punit celui qui, en public et avec malveillance, offense Dieu de quelque manière que ce soit, et celui qui manifeste en public, en blasphémant, un manque de respect envers le sentiment religieux. Cette loi a encore été utilisée en 2005 pour faire condamner à six mois de prison in abstentia l'illustrateur autrichien Gerhard Haderer, et ce pour une bande dessinée jugée blasphématoire, interdite de parution en 2003 — la Cour d'Appel a par la suite levé cette interdiction, sous la pression de l’Union européenne.
La Vie de Brian des Monthy Python fut interdit pendant huit ans en République d'Irlande, et pendant un an en Norvège ; la publicité en Suède annonça ainsi avec beaucoup de malice, en référence à cette interdiction voisine : « Le film tellement drôle que les Norvégiens ont dû l'interdire ». Le film ne fut pas distribué en Italie avant 1990, onze ans après sa sortie. Il fut proscrit à Jersey jusqu'en 2001, et même alors, il fut interdit aux moins de dix-huit ans.
En France, comme dans quelques autres pays — dont la Belgique —, le délit de blasphème n'existe pas (notons qu’en ce qui concerne la Belgique, le code pénal prévoit en son article 144 que « toute personne qui, par faits, paroles, gestes ou menaces, aura outragé les objets d'un culte, soit dans les lieux destinés ou servant habituellement à son exercice, soit dans des cérémonies publiques de ce culte, sera punie d'un emprisonnement de quinze jours à six mois et d'une amende de vingt-six euros à cinq cents euros). Toutefois, les lois françaises de 1881 sur la liberté de la presse (renforcées par l’arsenal anti-discriminatoire de la loi Pleven de 1972) y sanctionnent l'incitation à la haine ou à la violence en raison de la religion (art. 24) ou la diffamation contre un groupe religieux (art. 31). Ainsi, souvent, la loi Pleven ou d'autres instruments juridiques, conçus comme plus efficaces que des lois anti-blasphème, sont aujourd’hui utilisés ou manipulés par ceux qui entendent poursuivre pour blasphème sous le couvert d’injure faite aux religions, et qui inversent à cette fin le sens de la rhétorique des droits de l’homme.
Le droit international, enfin, a du mal à intégrer cette notion ; ainsi, la Cour européenne des Droits de l’Homme a considéré que les Etats sont plus à même que le juge international d’apprécier la légitimité d’une restriction à la liberté d’expression destinée à protéger leurs concitoyens de ce qui peut les heurter. Elle a, en 1994, conforté la décision de la justice autrichienne dans l’affaire Werner Schroeter — le réalisateur et metteur en scène allemand auteur du Concile d’Amour, attaqué par le Otto Preminger Institut —, ou celle de la censure britannique dans l’affaire Nigel Wingrove en 1996 — du nom du cinéaste auteur du court-métrage Visions of Ecstasy.
Dans ces deux arrêts, la Cour de Strasbourg a considéré qu’en matière de liberté d’expression, les opinions dites blasphématoires relevaient d’une catégorie particulière, alors qu’habituellement la Cour est dans sa jurisprudence plutôt attentive à ce que la liberté d’expression proclamée dans l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme soit pleinement respectée. Et ce alors que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande quant à elle la suppression du délit de blasphème dans le droit interne des Etats affiliés.
Déduisant de la liberté de religion le droit d’être protégé contre des propos diffamant la religion et donc pour un justiciable de ne pas être insulté dans ses sentiments religieux, la Cour de Strasbourg a ainsi assimilé la diffamation de ce qui est considéré comme sacré par les religions à la diffamation des personnes — justifiant dès lors des éventuelles restrictions à la liberté d’expression. Mais en réalité, aux Etats-Unis surtout, et en Europe davantage chaque jour désormais, c’est l’auto-censure qui prévaut, de sorte que c’est moins dans la répression que dans la prévention du supposé délit de blasphème que s’inscrit la tendance, en ce début de XXIe siècle.
Il s'agit donc aussi, au regard de sa profondeur historique et de l’état moral de nos sociétés, d’interroger la question du blasphème ou ses expressions contemporaines dans les législations nationales, tout autant que les restrictions à la liberté d'expression dans le droit international, ainsi que le recours à des arguments religieux comme le blasphème dans des revendications de type ethnique ou identitaire. Et ce parce que dans des pays vivant sous le joug de la loi religieuse, mais également dans nos démocraties libérales, le « religieusement correct » revient en force aujourd’hui et contribue, notamment en usant de l’argument de la diffamation religieuse, à brider la liberté d’expression.
L’affaire des caricatures danoises a montré que la censure pouvait venir non seulement de l’autorité civile, mais également de ceux qui sont prêts à tout, jusqu’à détourner l’esprit de la loi, pour faire triompher leur conception totalitaire d’une liberté d’expression bridée par le respect qui serait dû aux expressions de la foi religieuse. Ce qui a conduit à de nombreuses actions intentées pour injure envers une religion devant les tribunaux, notamment français — le délit de blasphème étant comme on l’a dit irrecevable en France.
Par une perversion de sens, la diffamation de la religion est ainsi assimilée aujourd’hui à la diffamation envers les croyants, menant à la confusion avec la discrimination ethnique ou religieuse. La relation entre blasphémateur et l’objet du blasphème, qui était verticale (blasphémateur/Dieu), s’est ainsi horizontalisée, opposant celui qui exerce son droit à la liberté d’expression à l’égard des croyances religieuses et celui qui considère que sa liberté religieuse serait atteinte par ce type d’offense.
Le rétablissement d’un ordre moral se profile ainsi insidieusement, par la voie non politique mais judiciaire — avec quelques succès comme l’interdiction de l’affiche de la Cène détournée de Marithé et François Girbaud, en 2005, cassée toutefois en Cour de Cassation l’année suivante. Cela dit, l’affaire des caricatures a définitivement permis à des groupes de pression de revendiquer ouvertement le rétablissement d’une législation anti-blasphème là où elle n’existe plus, et son application ailleurs. La répression du blasphème montre ainsi la complexité de sa gestion sociale et judiciaire, au coeur de la tension entre liberté de conscience (du diffamateur et du diffamé), liberté d’expression et censure — comme si l’on en revenait au temps où Flaubert subissait pour le texte de Madame Bovary les foudres du procureur Pinard.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Orientation bibliographique :
J. Boulègue, Le blasphème en procès, 1984-2009. L’Eglise et la mosquée contre les libertés, Paris, Nova, 2010
P. Dartevelle, Ph. Denis et J. Robyn (dirs.), Blasphèmes et libertés, Paris, Cerf, 1993