Parmi les idées reçues qui mériteraient d’être revisitées, il y a l’idée selon laquelle les religions institutionnelles, dont l’islam, seraient entièrement involutives, c’est-à-dire qu’elles aspireraient à un retour complet vers le passé. Si l’on définit (succinctement) la modernité comme une confiance en un avenir piloté par l’idée de progrès, on peut penser que les religions institutionnelles seraient intrinsèquement réfractaires au monde moderne.
Depuis sa popularisation dans les années 1990, Internet s’est profondément complexifié, offrant des services tant de communication (forums et courrier électronique) que d’information (pages web). Les religions n’ont pas manqué d’investir ce média. En 1983 le premier forum à caractère religieux faisait son apparition et, depuis lors, le phénomène s’est amplifié de manière exponentielle, de telle sorte qu’aujourd’hui, l’un des moteurs de recherche les plus utilisés au monde dénombre des centaines de millions de résultats pour la recherche « religion ». Cette fulgurante expansion témoigne d’un intérêt très marqué, déjà abondamment décrit par les sciences humaines, des religions pour ce média, efficace tant pour créer du lien communautaire que du sens, fût-il virtuel, pour les individus. La question se pose de savoir, d’un point de vue micro, comment il opère lors d’expériences qui touchent à l’intime, tel le deuil.
Depuis une trentaine d’années seulement, on ne cesse de répéter que l’Internet a profondément transformé le paysage culturel des sociétés. Mais en quoi et jusqu’à quel point ? Sous couvert de « révolution digitale », les théories les plus fantaisistes ont été avancées, annonçant l’avènement d’une « nouvelle ère » pour les sociétés et pour les cultures. Mais qu’en est-il pour les religions, que Georges Balandier avait, il y a déjà trente ans, qualifié d’institutions parmi les plus résistantes à la modernité et à la mondialisation ? Depuis le début des années 2010, les dits « réseaux sociaux », et de manière plus générale l’Internet ont été pointés du doigt pour leur rôle dans l’intense travail missionnaire dont les mouvances musulmanes radicales (dans l’appel au djihad) mais aussi chrétiennes (le prosélytisme des groupements évangéliques) représentent l’expression la plus visible – et la plus problématique : les événements récents sont venus tragiquement le confirmer.
Récemment, les grands rassemblements à l’occasion de la « Manif pour tous » en France ainsi que la prolifération sur Internet et dans les médias d’un discours dénonçant la discrimination, voire la persécution, dont sont victimes les catholiques – « la christianophobie » et la « catholicophobie », en référence bien entendu à l’« islamophobie » – semblent indiquer un nouveau militantisme de la « cathosphère ». Mais s’agit-il réellement de nouveaux « pèlerins », ressourcés par une génération plus zélatrice que la précédente, ou d’un redéploiement de l’action ? Peut-on les qualifier, comme on le fait souvent, d’intégristes ou de fondamentalistes religieux ? Il y a peu, un colloque à Paris se penchait sur ce que les sociologues et politistes préfèrent appeler le « catholicisme d’identité ».
Durant les années 70 et 80, des prédicateurs musulmans ont, à l’instar de Ahmed Deedat, su saisir l’opportunité née de l’apparition de nouvelles technologies, audio et vidéo, pour leur propagande. Comme le soulignait Felice Dasseto en 1996 dans son ouvrage La construction de l’islam européen, des musulmans ― parmi eux les Frères Musulmans, des étudiants américains, etc. ― utilisèrent dès ses débuts l’Internet comme « réseau de circulation des idées islamistes » ou comme plateforme pour proposer du contenu lié à l’islam et à sa pratique, contribuant ainsi au processus de réislamisation des musulmans européens engagé à partir des années 1980.
Au début du mois de février, l’Association française de sciences sociales des religions réunissait à Paris un colloque international rassemblant des chercheurs — historiens, anthropologues, sociologues —, qui travaillent sur les usages d’Internet. Il s’agissait d’examiner la manière dont les religions utilisent cet instrument et d’évaluer les changements que la « révolution internet » a produits dans leurs pratiques. C’était aussi pour les chercheurs l’occasion d’échanger leurs expériences sur l’évaluation des méthodes scientifiques aptes à rendre compte de ces pratiques et de ces dispositifs. La toile offre en effet aux scientifiques un nouveau média d’observation du fait religieux : comment l’analyser, et avec quels outils ?