Une foule nombreuse de femmes, d’hommes, de jeunes et de moins jeunes a accompagné, mercredi 30 décembre 2020, Gilbert Nacache (1938-2020), un grand opposant historique de la gauche tunisienne, à sa dernière demeure. La cérémonie fut ponctuée par des oraisons funèbres, rendant hommage à « Papi » — son surnom —, prononcées successivement, par son fils Slim et par quelques amis de lutte. Le corps du défunt a ensuite été inhumé au carré dit des « libres penseurs » au cimetière municipal du Borgel, à Tunis.
Deux éminents démographes, Sergio DellaPergola et Daniel Staetsky, viennent de publier sous l’égide de l’Institute for Jewish Policy Research (JPR) une étude des plus intéressantes : Jews in Europe at the turn of the Millenium. Population trends and estimates. L’étude porte sur les tendances démographiques actuelles de la population juive en Europe. Les données statistiques proposées incluent ici, dans « toute l’Europe », Chypre (comme pays membre de l’UE) et la Turquie (une bonne majorité de sa population juive vit en effet dans la partie européenne du pays), ainsi que toute la population juive de Russie (y compris au delà de l’Oural). Mais les analyses sont aussi différenciées selon les régions, distinguant les 27 pays de l’Union européenne (UE), le Royaume Uni, les pays de l’ancienne Union soviétique, les Pays baltes, ainsi que les pays nordiques. Les données de nombreuses sources sont utilisées et synthétisées ici, variant selon ce qu’offre chaque pays (recensement formel ou pas), ainsi que les registres des organisations juives et des études de chercheurs, notamment celle sur l’antisémitisme menée en 2018 par l’Agence européenne pour les Droits fondamentaux (enquête en ligne, FRA 2018).
La communauté hassidique d’Anvers, qui trouve ses origines dans la spiritualité juive d’Europe centrale et orientale détruite par le nazisme, constitue un exemple de renaissance, au lendemain de la Shoah, d’une forme affirmée de judaïsme dans l’une des métropoles de la vie juive ouest-européenne, elle-même en profonde évolution. On peut considérer cette réalité dynamique comme un aspect particulièrement frappant de résilience de la culture juive traditionnelle face à l’horreur du génocide, comme l’a montré l’historienne de l’Université d’Anvers Veerle Vanden Daelen (Laten we hun lied verder zingen. De heropbouw van de joodse gemeenschap in Antwerpen na de Tweede Wereldoorlog, 1944-1960, Amsterdam, 2008). Elle représente aujourd’hui la face la plus visible du judaïsme anversois ; de surcroît, aucune autre communauté juive de par le monde, hormis peut-être Montréal et bien entendu Jérusalem, n’est à ce point identifiée avec sa composante hassidique.
Nous sommes, ici à Bruxelles, sous le choc de l’opération meurtrière du samedi 24 mai au Musée juif de Belgique, installé dans le paisible quartier bruxellois du Sablon. Et ce à la fois en raison du fait que cette fusillade s’est déroulée dans une ville qui depuis longtemps échappait à toute violence de nature terroriste, et parce que notre Université — en particulier le Centre de recherche qui développe le projet ORELA — entretient depuis de longues années des liens soutenus avec le Musée juif de la capitale belge.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur l’Affaire Dieudonné — cet humoriste français devenu propagandiste antisémite, bénéficiant d’un surprenant succès populaire et mettant à l’épreuve les frontières de la liberté d’expression. Point n’est besoin, sans doute, d’en rajouter. Quoique. Nombre d’analystes ont en effet vu dans les diatribes antijuives du polémiste français l’expression d’une nouvelle judéophobie — postcoloniale, en quelque sorte — inspirée par les développements historiques de l’après 1967 et en particulier de l’après 11 septembre… Mais il y a plus : le positionnement anti-système — sincère ou démagogique, peu importe ici — de Dieudonné M’Bala M’Bala n’a de toute évidence rien de moderne, ou si peu, même s’il a contribué en France et ailleurs à transformer l’antisionisme et ses ambiguïtés. Il puise au contraire dans un fonds conspirationiste d’origine catholique, vieux de deux siècles, dont les avatars contemporains ne sont en réalité que de simples réappropriations.
La première grande enquête menée par le Pew Research Center de Washington sur les juifs américains — A Portrait of Jewish Americans — montre trois enseignements majeurs : (1) une montée en puissance des incroyants, combinée à une polarisation marquée entre croyants et incroyants ; (2) une augmentation significative du nombre de mariages exogamiques et leur corollaire, l’éducation non juive d’enfants d’origine juive ; (3) un éloignement de plus en plus marqué à l’égard du judaïsme traditionnel, à l’exception des juifs orthodoxes. Elle se caractérise enfin par un déclin de l’affiliation à l’égard des institutions communautaires et un reflux de l’identité religieuse, certes, mais aussi par un fort sentiment d’appartenance au peuple juif — 69 % des sondés ressentent ainsi un attachement marqué ou très marqué à l’égard de l’Etat d’Israël.
En matière de théorie de la conspiration, le célèbre publiciste Édouard Drumont a définitivement conditionné le public en parlant systématiquement de « franc-maçonnerie juive ». La conjuration est en effet présentée, de plus en plus, non comme le fruit d’une alliance d’intérêts entre judaïsme et franc-maçonnerie, mais comme « un assujettissement total et aveugle des loges aux menées subversives » des juifs. Ce que le prédécesseur de Léon XIII, Pie IX, accréditait déjà symboliquement dans une encyclique de 1873, Etsi multa luctuosa, en assimilant la franc-maçonnerie à la Synagogue de Satan — une expression déjà utilisée en 1816, à propos de la maçonnerie, dans L’Esprit de la franc-maçonnerie dévoilé, et qui emprunte à Apocalypse 2-8.
Métaphore du lieu du secret des maçons et du lieu du pouvoir des juifs, la Synagogue de Satan sert de fil rouge à un discours où juifs et maçons sont visés comme vecteurs d’une œuvre diabolique de trahison de l’ordre social. Elle alimente ainsi cette rhétorique du secret, de l’obscur, du souterrain, du démoniaque, une vision crépusculaire du monde : c’est le combat du monde visible contre le monde invisible, le dévoilement du complot se faisant en sondant les ténèbres — Mgr. Meurin en fera le titre d’un de ses ouvrages (La Franc-Maçonnerie, Synagogue de Satan, 1893), qui connut une grande diffusion.
La théorie du plan de domination mondiale des juifs a été élaborée par l’abbé Chabauty (Les Juifs, nos maîtres, 1882) : leur stratégie de domination serait à l’œuvre depuis le Moyen Âge et ils détiendraient la clef du déclenchement des événements eschatologiques. Les deux cultures, antimaçonnique et antisémite, qui n’avaient jusqu’aux années soixante pratiquement rien de commun, vont désormais se nourrir l’une l’autre, tout en s’appauvrissant — le mythe sera fait de resucées, de synthèses, puis presque uniquement de slogans.
Elles diffuseront cette idée de pénétration, de subversion, de continuité démonologique. Les judéo-maçons seront considérés comme ayant été des vecteurs agissants de la perversion de la société chrétienne, au cours des âges, par l’influence de la tradition ésotérique de la Kabbale et du naturalisme, et par la dépravation des mœurs et la corruption morale — les convertis ayant été des agents de cette progressive inoculation au sein de la société chrétienne.
À chaque fois s’interpénètrent des fantasmes traditionnels de l’antijudaïsme chrétien et des thèmes nouveaux, mêlant ressentiment économique et ressentiment théologique. Il en est ainsi de la figure du judéo-maçon déicide et régicide à la fois, responsable du péché de la France de 1793 ; cette fois, l’ennemi historique conquiert le pouvoir par le biais de la finance et des sociétés secrètes.
Les juifs, accusés au Moyen Âge de voler le sang des chrétiens vident désormais le corps de la Nation de sa richesse — ils boivent littéralement son sang, se l’incorporent physiquement. La très vaticane Civiltà cattolica va donner un vernis d’autorité ecclésiastique à une accusation qui suscitait en général, paradoxalement, l’opprobre de la hiérarchie de l’Église au Moyen Âge. La théorie du complot antijudéomaçonnique ravive ainsi l’antijudaïsme médiéval et sa symbolique, alimente la démonologie nouvelle et fait le lien entre pratiques ésotériques, crime rituel et assassinat maçonnique.
L’engagement qui lie les francs-maçons à une puissance occulte tentant de se substituer à l’autorité légitime conduit le maçon, selon la lecture magistérielle, à commettre des crimes, à violer les lois humaines et divines, à exécuter sous peine de mort des ordres abominables — et ainsi s’opposer au droit naturel tel que le conçoit l’Église. La condamnation canonique du maçon légitime l’idée qu’il y a des crimes maçonniques : ils sont assimilés aux crimes attribués autrefois aux sorcières — empoisonnements, meurtres d’enfants, cannibalisme… — et imputés aux juifs depuis des siècles — sacrilège de l’eucharistie, profanations d’hosties ou meurtres rituels.
Mgr. de Ségur accusait ainsi les maçons, lors de messes diaboliques, de pratiques profanatrices autrefois attribuées aux juifs. Une partie de littérature antimaçonnique est aussi traversée par le mythe des assassinats maçonniques, prétendument autorisés par une lecture des rituels des hauts grades qui n’a pu prendre en compte sa dimension symbolique — d’où toutes les élucubrations sur le meurtre rituel comme réactualisation du meurtre historique du Jésus physique, par le judéo-maçon assassin, et du meurtre du Jésus spirituel par le judéo-maçon blasphémateur.
Le Pape Léon XIII produit dans l'encyclique Humanum Genus une historiosophie, une explication générale de l’histoire : le complot est la clé de l’histoire universelle, une histoire secrète mais paradoxalement transparente, celle de l’affrontement, au-delà de l’histoire contingente, entre Dieu et le Démon. Cette association supposée de la franc-maçonnerie avec le Diable a été formulée dès le début du XIXe siècle, mais en liaison avec son rôle politique supposé. Ce n’est qu’au milieu du siècle qu’une conception de la franc-maçonnerie comme principe diabolique caché s’autonomise et s’élabore dans le cadre du discours théologique antimaçonnique, chez Gougenot des Mousseaux, Mgr. de Ségur et Alex de Saint-Albin, qui affirme l’existence d’une Contre-Eglise luciférienne.
L’explication sataniste — toutes les forces révolutionnaires coalisées depuis près d’un siècle ont composé le corps sacerdotal de Satan — sera sanctionnée théologiquement par Humanum Genus : dès lors qu’il est l’œuvre du démon, le complot est universel, totalisant, il est un contre-projet de société. C’est une vision eschatologique : Dieu est exonéré de la responsabilité du mal qui frappe le monde ; ce mal est imputable à ceux qui s’acharnent à l’imposer, à savoir Satan et ses valets. L’Église, depuis le XIIe siècle, a construit une sotériologie où la figure répulsive du Diable a occupé une place de plus en plus importante — un diable qui devient, plus qu’un antagoniste de Dieu, le rival par excellence de celui-ci.
La figure de Satan revient à la fin du XIXe siècle — au moment où la culture catholique regorge à nouveau de surnaturel —, non pas sous une forme sécularisée, mais incarnée cette fois dans un mythe politico-religieux, l’hérésie maçonnique, et une rhétorique démonologique. Car Satan est l’ennemi le plus puissant de Dieu, l’antitheos, le Contre-Dieu par excellence, le principe du Mal qui répond antithétiquement au principe du Bien, de sorte que la franc-maçonnerie devient par métonymie la Contre-Église, la contrefaçon de celle-ci.
Humanum Genus développe une vision anxiogène du monde, une pensée paranoïde qui généralise le soupçon. Elle entend répondre aux angoisses et offrir de l’intelligibilité : elle nie ce qui n’est pas intentionnel, parce que tout s’explique par une intention cachée et maligne. Cette intention ne peut qu’être inspirée par le diable, et voit à l’œuvre des entités abstraites, invisibles, insaisissables : le maçon et le juif — qui n’est pas cité nommément dans l’Encyclique, au contraire de la littérature vaticane qui s’en inspire et la prolonge, mais qui y transparaît très clairement.
L’hostilité obsessionnelle envers les juifs adversaires de la vraie religion, reportée sur les francs-maçons, permet de dynamiser la stigmatisation, sans innovation rhétorique réelle. On associe l’hérétique au déicide, ce qui le condamne définitivement, sans possibilité de rémission. On voit là se cristalliser tous les fantasmes sociaux d’un christianisme refoulé et désemparé devant le dilemme de l’acceptation du monde moderne. Ainsi, la réactivation des peurs médiévales à l’égard des juifs (peurs biologiques, assimilation au diable), l’interprétation faussée des rites — qui se joue de l’apparente parenté symbolique entre judaïsme et franc-maçonnerie —, le lexique dévoyé (sabbat, synagogue…) sont mobilisés pour amalgamer judaïsme et maçonnerie.
L’analogie n’aura que plus d’efficacité si l’on brouille les représentations des juifs et des maçons en les assimilant les uns aux autres, par une désignation synthétique de l’adversaire : ils sont les figures diverses d’une essence commune — la continuité de la conspiration — et les ordonnateurs du vrai pouvoir. À l’image du Diable, la maçonnerie et les juifs sont partout, polymorphes, et apparaissent sous différents masques : ils sont tout à la fois considérés comme hérétiques par excellence, car déjouant le plan divin, et misoxéniques, car visant à la ruine du genre humain.
En définitive, même s’il faut se garder de voir l’antimaçonnisme comme un système de pensée structuré et cohérent, il a cette caractéristique de contenir en germe l’essentiel du discours sur la conspiration qui se propagera au XXe siècle et d’avoir permis de séculariser des arguments théologiques ou apologétiques — le complot contre la Vérité, la doctrine secrète et l’hérésie, la Révolution contre l’eschatologie, le mensonge diabolique — qui ont contribué à donner à la théorie du complot une force performative peu ordinaire.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Orientation bibliographique :
D. Biale, Le sang et la foi. Circulation d’un symbole entre juifs et chrétiens, Montrouge, Bayard, 2009.
Le Diable, Colloque de Cerisy, Paris, Dervy, 1998.